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La mémoire des premiers temps est malhabile. Elle hésite, elle tergiverse. Elle procède par bribe,enregistre par touche. On ne sait pas nommé encore. C'est dans les mots que nous allons penser. Ma mère nomme tout chose. Elle dit « pou-pée » en détachant les syllabes, prononce « demain », dentale suspendue, labiales comme une promesse. Elle est mon alphabet et ma voix. Je répète. « Tu gazouilles » dit-elle. Et elle accroche un vrai sourire à son visage habité par le sommeil et l'angoisse. Je voudrais lui dire combien sa voix me manque quand elle se tait et qu'elle laisse le silence emplir la chambre. Dans sa voix y a le sel et la mer, les riffs de Dire Straits et la gorgée de bière, les fous rires dans les vestiaires du gymnases de Campbon, le ronflement de l'autocar qui la conduit à l'internat. Dans sa voix il y a le sel et la mer, les serments d'amour échangés avec mon père et peut-être d'autres avant lui, les miaulements du petit chat mort l'année où Marie-Christine a quitté la maison, et le clapotis des vagues contre les coques de son catamaran. Dans sa voix, il y a le ciel et la terre, le vent balayant la lande irlandaise, les coups de marteaux de son père sur l'enclume, la rumeur des plages les soirs de grand soleil. Autour de moi tout est chaos : bip bip incessant de la saturation, moteur de la perfusion électrique, bruit de portes qui grincent, allées et venues des infirmières dans le couloir, choc des plateaux que l'on dessert. Qu'elle entre dans la pièce et tout s'adoucit, la chambre devient cocon et l'au-dehors semble se retirer comme la vague sur la plage. Une harmonie douce berçe nos heures , comme si de concert nous répétions une pièce de quelques compositeurs virtuoses qui aurait su capter le chant invisible d'un enfant au creux de sa mère. Nous sommes deux bouches nommant d'une même voix les choses.
